En Bretagne, des salariés de Lidl racontent leur calvaire au travail
Salarié en arrêt maladie qu'un supérieur vient chercher à son domicile pour le faire travailler, employés "trop âgés ou trop gros" pour lesquels "un prix de gros" est demandé afin de les faire partir... En Bretagne, des salariés de Lidl se disent victimes de maltraitance au travail.
"Lidl c'est un endroit nocif mentalement, ils savent nous faire penser qu'on n'est pas bons. C'est du matraquage mental", lâche Antoine, 25 ans, qui "revit" depuis qu'il a quitté l'entreprise après s'être entendu dire qu'il était "trop lent".
"J'étais à 160 colis préparés par heure contre 170 dans l'entrepôt", raconte l'ancien préparateur de commandes de la plateforme logistique de Ploumagoar (Côtes-d'Armor), près de Guingamp. Comme d'autres salariés bretons, il conteste son licenciement devant les prud'hommes.
En février et juin 2021, l'équipe encadrante de la direction régionale de Bretagne a été placée en garde à vue, du jamais vu au sein du groupe selon les syndicats. Une information judiciaire a été ouverte pour harcèlement moral et discrimination syndicale.
Une quarantaine de plaintes ont été déposées, selon les syndicats, notamment par la directrice du magasin de Lamballe (Côtes-d'Armor), Catherine Lucas. Cette dernière a mis fin à ses jours en septembre, à 49 ans, dont 27 chez Lidl, laissant un courrier incriminant son travail.
Décrite comme "pétillante" et "très impliquée", Mme Lucas avait débuté comme caissière avant de gravir les échelons, jusqu'à se voir confier la direction d'un magasin "pilote" plus spacieux, à l'image du virage pris par l'enseigne allemande, sortie en 2012 du hard-discount pour monter en gamme.
Un an avant son passage à l'acte, elle alertait par courrier l'inspection du travail, racontant les humiliations subies: "Vous êtes nulle, incapable", l'accablait son supérieur. Au retour d'un arrêt maladie, il lui annonce qu'il ne "pensait pas la revoir". "Il a une approche agressive, dont la finalité est de laisser les gens dans la torpeur et la détresse", écrivait-elle.
- "boulet" -
Licenciée pour inaptitude, Sylvie Barbe, 52 ans, a bien connu Catherine. "Le directeur régional venait chaque lundi. Dès qu'il arrivait, on était stressés car il y avait toujours quelque chose qui n'allait pas. Catherine s'est enfoncée petit à petit", se souvient la Bretonne, elle-même "traitée de boulet" par son encadrant à cause de "problèmes de dos".
Avec 45.000 salariés et 7% du marché de la distribution alimentaire en France, Lidl revendique la place de sixième employeur privé. En Bretagne, les syndicalistes ont constaté "une dégradation des conditions de travail à tous les niveaux de responsabilités à l'arrivée d'un nouveau directeur régional en 2017".
"Il avait carte blanche pour virer les anciens. On allait ouvrir une nouvelle génération d'entrepôts, donc il fallait une nouvelle génération d'employés. A 45 ans, on nous faisait comprendre qu'on n'était plus assez productifs", critique Frédéric Nelleau, délégué syndical CFE-CGC, licencié en juillet.
Parmi les facteurs de risques psychosociaux, les syndicats pointent les classements "à tout-va".
"Il y a des classements pour tout, tout est contrôlé. On a un +top 20+ mensuel des meilleurs supermarchés de la région en fonction du turn over, des arrêts maladie ou des accidents du travail", explique Jean-Marc Boivin, délégué syndical CFE-CGC. "Le côté pervers c'est qu'un accident du travail plombe les résultats. Du coup, mieux vaut ne pas les déclarer", ajoute-t-il.
Même chose pour les heures supplémentaires. "Si vous en faites, vous n'êtes plus dans vos objectifs. On vous dit que vous travaillez trop ou que vous êtes mal organisé. Résultat, les salariés font des heures supplémentaires sans les déclarer, donc non payées", abonde Frédéric Nelleau.
Interrogée par l'AFP, Anne Broches, directrice des ressources humaines de Lidl France, assure que ces classements ne donnent lieu qu'à "une rémunération symbolique, comme des cartes cadeaux" et que les anomalies de temps de présence "font l'objet d'un suivi national".
- "Management par la peur" -
Les syndicats dénoncent aussi un "manque d'effectifs chronique". "On est sortis du hard discount sur le papier, mais la gestion humaine des salariés n'a pas bougé. Chez Lidl, une caissière aide à décharger un camion, fait le ménage, cuit le pain, met en rayon. Vous ne verrez pas ça ailleurs", observe Thierry Chantrenne, délégué syndical central CGT.
Selon la sociologue du travail Cyrine Gardes, la polyvalence dans le hard-discount alimentaire est "imposée à tous, sans formation", avec comme norme "le pas de course en toute circonstance". "Les magasins sont organisés sous la pression des coûts, avec des objectifs de productivité à la journée et une très forte pressurisation des salariés", explique-t-elle à l'AFP.
Face à la dégradation des conditions de travail, le Comité social et économique d'établissement de Lidl Bretagne a voté le recours à une expertise "risque grave", contestée en justice par l'entreprise.
Le tribunal de Saint-Brieuc a débouté l'entreprise en décembre, estimant le risque grave "caractérisé", avec 170 départs de salariés en août sur les 1.634 en Bretagne et un taux d'absentéisme de 25,26%.
Des atteintes au code du travail ont également été relevées par les syndicats. "Un cadre immobilier en arrêt maladie après une entorse sévère a vu débarquer chez lui son supérieur, ordinateur à la main, pour qu'il reprenne le travail", raconte Jean-Marc Boivin. Deux salariés ont eux été "remerciés pour avoir entretenu une liaison", poursuit-il.
A cela s'ajoutent des accusations de discrimination syndicale. "Des salariés grévistes ou syndiqués ont été sanctionnés ou licenciés sur des bases peu solides, voire mutés sans leur accord, provoquant leur effondrement psychologique", accuse Arnaud Rouxel, délégué syndical CGT, dénonçant un "management par la peur".
-"Homicide involontaire"-
En septembre, Lidl a été mis en examen pour homicide involontaire après le suicide d'un salarié en 2015 à son travail. L'entreprise a également été condamnée en mai pour "faute inexcusable" après le suicide d'un salarié en 2014.
Confrontée à des difficultés de recrutement depuis un an, l'enseigne a lancé une vaste campagne publicitaire "Lidl, bien plus qu'un job". Anne Broches, par ailleurs suppléante d'un député LREM, a vanté à cette occasion la politique du groupe en matière d'équité femmes-hommes, de salaires et de promotions internes.
"Notre politique RH est reconnue et récompensée. On vient d'obtenir la médaille d'or des victoires du capital humain en battant L'Oréal", a-t-elle indiqué, assurant que "les indicateurs RH en Bretagne sont parmi les meilleurs".
Interrogée par l'AFP sur la "dérive managériale" dénoncée par les syndicats, elle incrimine un "climat historiquement très difficile avec la CGT et la CFE-CGC en Bretagne" et assure qu'une politique de prévention des risques psychosociaux a été instaurée dès 2014.
G.Loibl--MP